À une époque où les campus universitaires en Amérique du Nord et dans le monde entier sont confrontés à la polarisation politique, à la réduction de l’espace pour la dissidence et aux changements des cadres juridiques, le Centre de droit public de l’Université d’Ottawa a ouvert un espace de réflexion, de débat et de collaboration.
Le 21 mars 2025, des universitaires, des experts juridiques et des leaders universitaires se sont réunis à l’Université d’Ottawa pour un atelier d’une journée consacré à l’un des enjeux les plus urgents de l’enseignement supérieur aujourd’hui : la liberté académique.
La matinée a commencé par une analyse approfondie du contexte juridique et culturel canadien. Le professeur Jean-François Gaudreault-Desbiens (Université de Montréal) a présenté son récent ouvrage sur les libertés d’expression dans les universités canadiennes, reliant les controverses récentes – des « guerres culturelles » de 2019 à la vague de législations anti-woke aux États-Unis – aux dynamiques universitaires en pleine évolution, devenues particulièrement visibles au cours de l’année écoulée.
La professeure Honor Brabazon[RA1] (Université de Waterloo) a exprimé des préoccupations majeures concernant la Loi sur le renforcement de la responsabilisation et du soutien aux étudiants en Ontario, avertissant qu’elle pourrait involontairement exposer les facultés et limiter la liberté académique sous le prétexte de soutenir des initiatives de lutte contre le racisme et de santé mentale. Par ailleurs, le professeur Finn Makela (Université de Sherbrooke) a examiné la Loi sur la liberté académique dans le milieu universitaire au Québec, suggérant que, si la loi n’a pas eu les effets néfastes que certains redoutaient, elle ne résoudra probablement pas non plus les problèmes systémiques plus profonds.
Un survol présenté par Vannie Lau (Université de la Colombie-Britannique) a replacé ces politiques provinciales dans un contexte national, rappelant aux participants la nature fragmentée des protections accordées à la liberté académique au Canada.
Le deuxième panel a élargi la discussion pour examiner la liberté académique à l’échelle mondiale. Les professeurs Nandini Ramanujam et Frédéric Mégret (Université McGill) ont mis en garde contre la « double dépendance » des universités – vis-à-vis le financement public et la philanthropie privée – qui peuvent miner subtilement l’indépendance académique. Ils ont également évoqué les menaces émergentes liées à l’intelligence artificielle et à la surveillance numérique.
Le professeur Hans Michael Heinig (Georg-August University Göttingen) a proposé une analyse juridique comparative, distinguant les modèles du Canada, de l’Allemagne et des États-Unis, notamment en ce qui concerne la protection, l’application et la compréhension de la liberté académique dans ses pays. Il a insisté sur le fait que la liberté académique ne se limite pas au droit d’exprimer ses idées, mais inclut aussi la capacité d’orienter la recherche, l’enseignement et la gouvernance – une nuance cruciale souvent absente dans le débat public.
Des intervenants internationaux ont apporté un éclairage poignant. Le doctorant Salvador Herencia (Université d’Ottawa) a examiné les protections internationales des droits de la personne en matière de liberté académique, tandis qu’Elthon Rivera Cruz (Iniciativa Puentes por los Estudiantes de Nicaragua – IPEN, Nicaragua) et David Gómez Gamboa (Aula Abierta, Venezuela) ont livré des témoignages de première main sur l’érosion de la liberté académique sous des régimes autoritaires. Leurs récits ont mis en évidence la manière dont l’affaiblissement du cadre juridique rend dangereusement vulnérables les chercheurs et les étudiants.
Dax D’Orazio, boursier postdoctoral à l’Université de Guelph, a synthétisé les discussions de la matinée en cinq constats principaux :
La liberté académique et la démocratie sont profondément interconnectées.
Les menaces à la liberté académique sont bien réelles et doivent être prises au sérieux.
La polarisation politique complique le dialogue, tant au sein qu’en dehors des universités.
Les représentations médiatiques des conflits sur les campus sont souvent exagérées.
L’application des droits garantis par la Charte dans les universités reste incertaine.
Il a également introduit le concept de « académique tact » – une manière de penser au-delà des limites juridiques pour intégrer les considérations éthiques dans les discours et comportements académiques.
Le dernier panel s’est penché sur une question particulièrement actuelle : comment les initiatives d’équité, de diversité et d’excellence en matière d’inclusion (EDEI) peuvent-elles coexister et se renforcer mutuellement avec la liberté académique ?
Le professeur Awad Ibrahim (Vice-provost, EDEI), le professeur Graham Mayeda (Comité sénatorial sur la liberté académique) et le professeur Philippe Frowd (Association des professeurs de l’Université d’Ottawa) ont réfléchi à la manière dont les politiques inclusives influencent le discours académique. Ils ont plaidé que, loin d’être en opposition, les principes d’EDEI et de liberté académique peuvent se renforcer mutuellement pour créer un environnement intellectuel plus riche et pluraliste.
Les thèmes de « l’hospitalité », de la reconnaissance du tort, et de l’importance d’accueillir la diversité des voix dans le débat ont été au cœur des discussions. Le panel a encouragé les universités à bâtir non seulement des espaces d’expression libre, mais aussi des espaces où un désaccord vigoureux et respectueux peut prendre place– ce qu’un intervenant a appelé une « culture de l’agonisme » – puisse s’épanouir.
L’urgence de ces discussions a été soulignée par les événements récents. Aux États-Unis, des financements fédéraux ont été récemment retirés à d’importantes universités, comme Columbia, des militants ont été détenus, et des décrets présidentiels redéfinissent les limites du discours académique. Au Canada, la liberté académique a fait irruption sur la scène politique, avec des promesses des chefs conservateurs de confronter la prétendue « idéologie woke » sur les campus.
Dans ce contexte, l’atelier de l’Université d’Ottawa était non seulement opportun – mais essentiel. Il a rappelé aux participants que la liberté académique n’est pas un principe abstrait. C’est une réalité vécue, façonnée par le droit, la politique, les politiques institutionnelles et le courage de ceux et celles qui continuent à poser les questions difficiles.
“Far from theoretical discussions, the workshop, coupled with current events, made clear the importance of sharing ideas to build resilient academic communities,” said Professor Sarah Berger Richardson, Co-Director of the Public Law Centre, which hosted a series of similar events on “fundamental freedoms” throughout the 2024-2025 academic year. “The Public Law Centre will continue to work on these issues and looks forward to future collaborations on the topic of academic freedom and freedom of expression.”
Comme l’atelier l’a clairement démontré, défendre la liberté académique n’est pas un acte ponctuel, mais un processus continu de vigilance collective, de dialogue et d’apprentissage.
Cet événement a été organisé en collaboration avec le Centre de recherche et d’enseignement sur les droits de la personne, le Bureau du vice-provost, équité, diversité et excellence en matière d’inclusion, ainsi que la Commission du droit du Canada.